Le bureau éditorial du New York Times a publié il y a quelques semaines un article intitulé « Il pourrait y avoir bientôt trois Internets. L’Américain ne sera pas forcément le meilleur », faisant allusion à la façon dont les questions de protection de la vie privée, sécurité et liberté sur le Web sont traitées différemment selon si on se place du point de vue de l’Europe, des États-Unis ou de la Chine.
A l’origine, le Web avait été imaginé par Tim Berners-Lee comme une espace unifié, sans limite, faisant la promotion de la libre circulation de l’information et donc de la démocratie. Or, les choses ne sont plus aussi simples et il existe un monde de différences entre le règlement général de protection des données (RGPD) de l’Union européenne, et le système de censure et de surveillance (le projet Bouclier Doré et son programme « Great Firewall », littéralement le « Grand Pare-feu ») géré par le ministère de la Sécurité publique en Chine. Ce système de surveillance numérique de plus en plus sophistiqué (vidéosurveillance, reconnaissance faciale, historique de navigation, …) joue un rôle majeur dans les violations des droits de l’homme en Chine, notamment des musulmans.
Les États-Unis ne sont pas en reste sur la surveillance d’Internet et des téléphones portables par ses services secrets, comme l’ont montré les révélations d’Edward Snowden en 2013 : collecte d’informations en ligne, espionnage d’équipements informatiques à l’étranger, espionnage d’institutions internationales comme le Conseil européen à Bruxelles ou le siège des Nations Unies, …
Comme l’écrit le New York Times, « les trois sphères – Europe, Amérique et Chine – génèrent des ensembles de règles, règlements et normes qui commencent à se frotter les uns contre les autres », ce qui peut poser des problèmes quand la localisation physique des données n’est pas au même endroit que les utilisateurs de ces données.
Par ailleurs, poursuit le bureau éditorial, « l’autoroute de l’information se fissure plus facilement quand elle dépend en grande partie d’une infrastructure privée », prenant l’exemple de la panne du service de cloud computing d’Amazon en 2017 (Amazon Web Services) qui a entraîné l’arrêt de nombreux services et sites sur le Web. Cependant cette panne étant due à une erreur humaine, rien ne dit que la gestion des infrastructures par un acteur public n’aurait pas entraîné un jour la même panne. Ce qui est plus gênant, c’est qu’un acteur privé, qui est l’un des premiers acteurs du stockage de données, soit aussi la plus grande plateforme d’e-commerce (et donc collecte énormément de données sur les habitudes d’achat des acheteurs) et propose maintenant un assistant vocal, Alexa, qui va connaître les pratiques quotidiennes de ses utilisateurs.
Par contre, l’article ne parle pas du principe de la neutralité du net (qui induit l’égalité de traitement de tous les flux de données sur Internet, excluant toute discrimination positive ou négative à l’égard de la source, de la destination ou du contenu de l’information transmise sur le réseau), principe que le président Donald Trump a aboli aux États-Unis en décembre 2017. Cela peut pourtant avoir des conséquences importantes sur la liberté d’expression et la circulation de l’information, voire même dramatiques comme le montre la réduction du débit du forfait illimité des pompiers de Californie, alors qu’ils combattaient un énorme incendie.
Enfin, l’article n’évoque pas non plus les autres zones, notamment les zones où il n’y a pas Internet. Or selon une étude de la Web Foundation, dont a fait référence en exclusivité le Guardian, la croissance de l’accès à Internet dans le monde s’est considérablement ralentie. En 2014, l’ONU avait prédit que la moitié du monde serait connectée d’ici 2017, mais au rythme actuel, cela ne devrait pas arriver avant mai 2019, respectant de peu l’objectif de développement durable de l’ONU d’un accès abordable à Internet pour tous d’ici 2020. Une des raisons de cette baisse de la croissance est le coût de la mise en place des réseaux, notamment dans des régions reculées.
Par ailleurs, comme l’écrit le Guardian « outre le fait de ne pas saisir les opportunités économiques, les personnes sans connexion sont exclues des débats publics en ligne, de l’éducation, des groupes sociaux et des moyens d’accéder aux services gouvernementaux numériques tels que la déclaration des taxes et la demande de cartes d’identité. » « À mesure que notre vie quotidienne devient de plus en plus numérique, ces populations hors ligne continueront d’être poussées plus loin en marge de la société », indique par ailleurs le rapport. Parmi ces personnes non connectées, les femmes sont les plus touchées. Nanjira Sambuli, qui s’occupe de promouvoir l’égalité d’accès au Web à la Web Foundation explique que « dans certaines communautés, l’idée que les femmes possèdent quelque chose à elle, même un téléphone portable, est mal vue. » Elle ajoute : « C’est un rappel brutal que la technologie n’est pas une solution miracle pour résoudre les inégalités existantes et qui subsistent en raison de facteurs réels qu’il faut résoudre. Ce sont des défis qui ont été lancés sur le bord de la route. »