Facebook, grandeur et décadence

Le texte intégral de la tribune de Daniel Kaplan parue (raccourcie faute de place) dans « Le Monde » du 1er juin 2012

L’émergence des « réseaux sociaux » en ligne marque une étape importante de l’histoire des moyens de communication. Facebook en est la figure emblématique. Pourtant, je prends le pari que d’ici 10 ans, Facebook n’existera plus ou aura dû se transformer dans son être même. Parce qu’il a trop bien réussi, et parce qu’il fonde sa réussite sur la dévalorisation de tout ce qu’il touche.

La fonction des « réseaux sociaux » consiste à agréger la panoplie de nos outils de communication de manière à nous permettre de jongler avec les cercles, les temps, les formes de la communication, dans une continuité auparavant impensable : famille et connaissances de connaissances, privé et public, synchrone et asynchrone, toutes ces catégories naguère disjointes (y compris dans le Droit) deviennent autant de pôles d’un territoire continu, sur lequel tous les équilibres, toutes les gradations deviennent possibles. Facebook dédramatise l’acte de « publier » puisqu’il peut indifféremment s’agir d’une impression matinale, d’une annonce professionnelle, d’un message militant, d’un article longuement mûri ou d’un simple commentaire. Pas plus que dans la communication en face à face, il n’établit de différence a priori entre les fonctions de la communication, celles qui signifient le lien et celles qui véhiculent du sens.

Ceci restera. Facebook, en revanche, pas forcément.

Une infrastructure-clé candidate à la régulation

En rassemblant près d’un milliard d’utilisateurs, Facebook est devenu une infrastructure-clé de la communication et pour cette raison, il ne pourra pas échapper à une régulation rigoureuse, par la loi comme par la technique. Imaginez que le réseau téléphonique mondial se partage entre quelques opérateurs qui refusent de se communiquer les appels de l’un à l’autre ; que pour gagner de l’argent, ces opérateurs gardent trace de tous vos contacts et du contenu de vos communications afin de les vendre à des annonceurs ; que vous ne puissiez pas quitter un opérateur pour un autre en conservant votre carnet d’adresse. Voilà la situation de Facebook, dont, comme on dit, « vous n’êtes pas le client, mais le produit ».

Les régulateurs nationaux, européens ou mondiaux (l’OMC, l’UIT) devront bien obliger Facebook et ses concurrents à rendre leurs services interopérables, ainsi qu’à permettre à leurs utilisateurs d’emporter avec eux leurs contacts et leurs contenus s’ils préfèrent aller réseauter ailleurs. La régulation viendra aussi de la technique : les conditions sont réunies pour que le réseau social soit le web lui-même, plutôt qu’une plate-forme particulière. Ainsi, dans les années 1980, le courrier électronique passait par quelques grandes plates-formes étanches les unes aux autres, avant que l’e-mail ne mette tout le monde d’accord en circulant sur l’infrastructure commune de l’internet. Demain, chaque individu gèrera lui-même les fonctions que Facebook lui propose, en profitant d’un vaste choix d’interfaces, de services et de règles. Accessoirement, il sera alors bien plus facile de cloisonner les différentes facettes de son identité civile, professionnelle, militante…

Marchandiser, standardiser, dévaloriser le lien

En attendant, Facebook transforme ce qui avait jusqu’ici échappé au commerce – le lien, l’expression légère, le partage d’expériences sensibles – en marchandises. Pour les vendre, il doit les standardiser, en limiter les nuances : on « aime » ou pas, on est « amis proches » ou « connaissances », on publie ou on partage. Pour changer le lien en or, Facebook doit oublier les raisons mêmes de son succès, à savoir, l’effacement des barrières strictes entre les statuts relationnels, entre les formes de communication.

Facebook participe ainsi au surarmement du marketing « personnalisé », de plus en plus technique, toujours à l’affût de plus d’informations sur les goûts, les pratiques et les relations des consommateurs. Raison de cet effort ? La baisse tendancielle de l’efficacité du marketing face à des consommateurs plus matures, mieux informés, qui se parlent entre eux (y compris sur Facebook) plus qu’ils n’écoutent les marques. Parce qu’il doit chercher toujours plus loin dans l’intime les manières de vendre quelque chose aux gens, le marketing coûte toujours plus cher et chaque euro dépensé rapporte toujours moins – mais puisqu’il se retrouve dans le prix, on n’y pense pas trop.

Jusqu’à quand ? Sans doute jusqu’à ce que les individus eux-mêmes disposent des moyens de gérer leurs propres données, de les exploiter à leurs propres fins, d’en négocier la transmission et l’usage. Ce mouvement-là est aussi en marche. Au Royaume-Uni, le programme gouvernemental Midata demande aux entreprises de restituer à leurs clients les données dont elles disposent sur eux. En France, le projet MesInfos prépare une expérimentation du même type. Partout, des développeurs et des entrepreneurs testent des réseaux sociaux « acentrés » ou encore, des « entrepôts personnels de données » sous le contrôle des individus.

Ainsi, après avoir pris avec talent la vague des réseaux sociaux, Facebook s’emploie-t-il à saper les bases de sa réussite et avec elles, celles du marketing industrialisé.

Daniel Kaplan